Ajustement carbone aux frontières : Préparer les entreprises aux réformes de l’Union européenne, du Canada et des États-Unis

On 3 janvier 2023, Posted by , In Analyse internationale,

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CMKZ remercie André-Philippe Ouellet, Collaborateur CMKZ, ainsi que Bernard Colas, pour la préparation de ce blogue.

Les entreprises canadiennes faisant affaire avec l’étranger ont intérêt à redoubler de prudence et à se préparer à faire face à un fardeau administratif accru en lien avec leurs exportations. La plupart des États occidentaux travaillent à l’heure actuelle à la mise en place de mécanismes d’ajustement carbone aux frontières — souvent appelés « taxes carbone » afin d’éviter les fuites de carbone (c.-à-d., quand une entreprise délocalise sa production afin de jouir de normes environnementales moins sévères). La deuxième raison d’être de ces mécanismes est de créer des conditions équitables pour les entreprises occidentales (level playing field) dont les coûts de production élevés sont en partie attribuables à leurs obligations en matière environnementale, par rapport au reste du monde. Le monde compterait à l’heure actuelle un peu plus d’une soixantaine de systèmes de tarification des émissions de carbone, systèmes étant pour la plupart à terme appelés à être couplés à des mécanismes d’ajustements carbone aux frontières.

Les premières entreprises touchées seront celles exportant en Union européenne (UE), l’UE étant le premier bloc commercial à mettre en place un tel mécanisme d’ajustement carbone. Cependant, le Canada, le Royaume-Uni et éventuellement les États-Unis devraient être les prochains en lice. Le mécanisme européen devait entrer en vigueur en janvier 2023, mais devrait finalement être mis en place en octobre 2023. Les mécanismes d’ajustement étrangers (UE, États-Unis, etc.) affecteront surtout les entreprises exportatrices alors que le mécanisme canadien à venir affectera davantage les entreprises importatrices.

Il est à noter que pour l’instant seules les entreprises actives dans des secteurs produisant des biens à haute intensité carbone comme la production de métaux (acier, aluminium, etc.), les produits chimiques, le ciment ou les engrais sont concernées. Tant les mécanismes européens que canadien dans leur mouture actuelle y sont cantonnées, mais la liste de secteurs visés étant appelée à s’allonger, les entreprises actives à l’étranger devraient avoir un plan, se tenir prêtes à remplir leurs obligations administratives et à faire face à d’éventuels droits de douane. Les experts évoquent ouvertement d’une course au sommet ou « race to the top » en matière d’ajustement carbone, la plupart des États ayant avantage à « taxer » la production étrangère souvent produite en fonction de normes environnementales bien moins sévères que les leurs.

Union européenne

L’UE est l’acteur commercial le plus avancé en lien avec les mécanismes d’ajustement carbone, ses institutions travaillant à l’élaboration d’un tel mécanisme depuis 2021. L’élaboration du mécanisme s’inscrit dans le cadre du plan Ajustement à l’objectif 55 ou « fit for 55 » alors que l’UE entend diminuer significativement ses émissions carbone, y compris celles indirectement attribuables à ses importations. Ce plan vise à mettre en œuvre la loi européenne sur le climat prévoyant qu’en 2030 l’UE doit réduire ses émissions de 55 % vis-à-vis le niveau de 1990.

Un accord provisoire a été atteint lors des négociations entre la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil — les négociations interinstitutionnelles ou « trilogues » — à la mi-décembre 2022. Les détails finaux seront disponibles une fois l’accord scellé, mais les instances européennes ont confirmé sur la base de cet accord « politique » que le mécanisme devrait être mis en œuvre dès octobre 2023. Le mécanisme d’ajustement carbone européen va de pair avec et complète le système communautaire d’échange de quotas d’émission (SEQE ou ETS en anglais) à propos duquel les négociations se poursuivent.

La Commission européenne a soumis son plan en juillet 2021, le Conseil en mars 2022 et le Parlement européen en juin 2022. Il est intéressant de noter que le Parlement européen est allé au-delà de ce que prévoyait la Commission et le Conseil en proposant que de nouveaux secteurs soient ajoutés à la liste de ceux initialement couverts et que soient prises en compte les émissions indirectes d’un produit (en lien avec le type d’énergie utilisée pour le produire). Toutes les propositions du Parlement n’ont pas été retenues, mais la liste de produits touchés et les méthodes de calcul des émissions indirectes sont appelées à s’allonger. Pour l’heure, le mécanisme européen sera applicable au fer, à l’acier, à l’aluminium (et certains sous-produits métalliques « simples » comme les vis et les boulons), au ciment, aux engrais, à l’électricité, à certains produits chimiques et à l’hydrogène.

Les entreprises canadiennes ne devraient pas y échapper, le dernier accord en date ne prévoyant pas d’exception pour les partenaires commerciaux de l’UE. La porte à un mécanisme de reconnaissance n’est toutefois pas entièrement fermée, le Parlement européen ne souhaitant pas pénaliser les États ayant « la même ambition » climatique que l’Union. Pour l’heure, la seule exemption possible concernerait les envois valant moins de 150 euros et ceux en provenance de pays où la tarification carbone serait la même que dans l’UE. Dans le cas de producteurs canadiens, il faudrait tout de même payer la différence entre le prix des émissions de CO2 au Canada et dans l’UE où le carbone est davantage taxé.

À partir du premier octobre 2023, le premier fardeau pour les entreprises touchées sera un fardeau administratif, les entreprises devant obligatoirement produire une déclaration contenant l’estimation de la densité carbone directe des produits visés (en plus des émissions indirectes dans le cas de certains biens seulement). Ce calcul peut-être complexe pour les entreprises et poser problème en lien avec les produits en provenance d’États où l’information n’est pas disponible, pour des raisons techniques ou politiques. L’information devra être fournie sur une base trimestrielle, inclure la densité carbone ainsi que le prix en vertu de la tarification nationale et devra faire l’objet d’audits afin d’en confirmer la teneur.

Ensuite, à partir de 2027, la Commission européenne réévaluera le mécanisme qui entrera alors pleinement en vigueur pour les produits visés ; les tarifs seront alors exigibles. À ce stade, les entreprises devraient toujours bénéficier d’accommodements, le mécanisme ne devant être pleinement fonctionnel qu’en 2035. Ainsi, grâce à des allocations « gratuites », en 2027, les entreprises ne paieraient que 7 % de la facture, 16 % en 2028, 31 % en 2029, 50 % en 2030, jusqu’à atteindre 100 % en 2035. Les quotas gratuits au bénéfice d’importateurs devront être du même ordre que ceux alloués aux entreprises européennes. L’ajustement variera sur une base hebdomadaire, en fonction du marché du carbone européen, il s’agira donc d’une nouvelle donnée fondamentale à internaliser pour nos entreprises.

En ce moment le prix du carbone dans l’UE est d’environ 125 $ la tonne, alors que dans d’autres pays cela est plus élevé qu’au Canada (p. ex. au Royaume-Uni) ou beaucoup plus faible, comme en Chine (environ 2 $ la tonne). Au Canada, le prix de la tonne de carbone n’est que de 50 $, et au Québec de seulement 35 $, l’ajustement pourrait donc être douloureux. À titre illustratif, l’ajustement pourrait être d’environ 75 $ la tonne, tout dépendant du cours du carbone en UE lors d’une semaine donnée. Les pays européens important le plus de biens touchés sont la Bulgarie, l’Irlande, l’Espagne et la Grèce.

Il est à noter que le mécanisme n’est pas qu’applicable qu’aux émissions de CO2, mais également à d’autres polluants comme le protoxyde d’azote et les hydrocarbures perfluorés, ces émissions étant toutefois comptabilités en tonnes d’équivalent CO2. Note positive pour les exportateurs, ils ne devraient avoir à transiger qu’avec une autorité centrale établie par la Commission européenne plutôt qu’avec les autorités nationales de tous les États membres.

États-Unis

Les entreprises canadiennes ont également intérêt à suivre la situation de près aux États-Unis. Des propositions quant à l’opportunité d’établir un tel mécanisme d’ajustement carbone refont sporadiquement surface. Le dernier projet déposé en date, le US Clean Competition Act  a été déposé par le Sénateur démocrate Whitehouse en juin, environ à la même période que la prise de position du Parlement européen. Il s’agit de la deuxième proposition dans le genre, un autre projet de loi ayant été présenté à la Chambre des représentants américaine en juillet dernier, le FAIR Transition and Competition Act, mais n’ira vraisemblablement pas de l’avant. Le projet du sénateur Whitehouse mérite toutefois que l’on s’y attarde comme il représente un courant important aux États-Unis ; un tel projet de loi pourrait éventuellement voir le jour si démocrates et républicains arrivent à s’entendre. Pour l’heure, seuls quelques républicains approuvent le projet, ce qui n’est guère suffisant, mais l’effet protecteur sur les entreprises américaines d’un tel mécanisme pourrait changer la donne. En effet, l’évitement des fuites de carbone amène davantage d’équité entre les entreprises, celles originaires d’États développés ayant souvent un fardeau réglementaire et financier élevé en matière environnementale, fardeau n’ayant pas de contrepartie dans la plupart des États (p. ex., la Chine).

L’approche majoritaire aux États-Unis se démarque toutefois de celle retenue en Europe. En effet, alors que l’UE attache beaucoup d’importance à la tarification du carbone dans l’État d’origine des marchandises, les américains s’intéressent davantage à l’ensemble des mesures faisant augmenter le coût environnemental des produits (tarification intrinsèque du carbone), les États-Unis n’ayant pas mis en place une tarification du carbone au niveau fédéral. Le prix à payer en vertu d’un tel système constituerait donc en la différence entre les coûts de production attribuables aux normes environnementales et le coût moyen analogue de la branche de production américaine. P. ex., si 100 $ du coût de production d’une tonne d’acier sont attribuables à des coûts environnementaux au Canada, mais que cela en coûte 150 $ aux États-Unis, le producteur devrait payer ladite différence en droits de douane « ajustés ». Un producteur aurait donc deux choix afin d’éviter la taxe, de un, s’assurer que ses émissions sont égales ou inférieures à la moyenne dans la branche de production américaine, et de deux, payer davantage de crédits carbone (admettant que cela soit possible) afin d’égaler le fardeau monétaire moyen des producteurs américains.

En apparence, un tel système serait plus juste comme il prendrait en compte les coûts environnementaux indirects. Néanmoins, le fardeau administratif des entreprises visées pourrait être encore plus grand qu’en vertu du système européen, la valeur monétaire des obligations environnementales étant beaucoup plus complexe à calculer que celle d’une tarification en bonne et due forme. Un éventuel système d’ajustement carbone à la frontière permettrait évidemment d’ajouter le coût explicite de la tonne de carbone au Canada au titre d’obligations environnementales.

Il n’est pas probable que les États-Unis mettent en place une tarification du carbone ou un mécanisme d’ajustement carbone à très court terme. Il est néanmoins plausible que ce pays se dote d’un mécanisme d’ajustement carbone au cours des prochaines années, à tout le moins en réponse à la mise en place d’un tel mécanisme par l’UE. Tout comme en UE, il est probable que lorsqu’un tel système sera mis en place, celui-ci sera accompagné de mesures transitoires.

Au reste, les entreprises œuvrant dans le secteur de l’acier et de l’aluminium doivent garder à l’œil les négociations du Green Steel Deal dont les négociations se poursuivent entre l’UE et les États-Unis. Cet accord pourrait ajouter à la complexité entourant les secteurs de l’acier et de l’aluminium. Le Canada devrait se joindre à un éventuel accord, ce qui éviterait l’imposition de droits supplémentaires, mais la partie est loin d’être jouée considérant les tensions historiques afférentes à ces industries.

Canada

Le gouvernement canadien travaille toujours à l’élaboration d’un mécanisme d’ajustement carbone qui permettrait d’éviter les fuites de carbone au Canada également. Le mécanisme — toujours à l’étude — que le Canada mettra en œuvre aura d’abord un effet sur les compagnies canadiennes important des biens à forte densité carbone de l’étranger, qu’il s’agisse de matières premières, d’outils ou de bien de consommation. En effet, leur prix pourrait augmenter en raison d’un ajustement à la frontière qui prendra la forme d’un tarif douanier sur les produits en provenance d’États ayant des normes moins strictes en matière d’émissions polluantes que le Canada.

Pour l’instant, le Canada a indiqué que les produits en provenance de territoires douaniers ayant une tarification du carbone jugée supérieure ou équivalente ne seront pas affectés par son mécanisme. Cela pourrait inciter l’UE et le cas échéant les États-Unis à harmoniser leurs systèmes avec celui du Canada ou à offrir des certificats de reconnaissance ou d’équivalence. La mise en place d’un tel système accroîtra également la marge de manœuvre du Canada lors de négociations avec les autres blocs commerciaux et devrait à terme accroître la compétitivité des entreprises canadiennes.

Fronde des pays en développement en vue

Les mesures à l’étude devront fort probablement faire face à la fronde d’États en développements comme la Chine ou l’Inde, voire de la part des États-Unis ou du Canada si un accord de reconnaissance — à tout le moins partiel — n’est pas trouvé entre les divers États.

L’UE affirme que sa mesure est compatible avec ses engagements au titre des Accords de l’Organisation mondiale du commerce (« OMC »), mais il est probable que celle-ci se retrouve devant les organes juridictionnels de l’OMC. Le fait que des crédits ou subventions soient accordés aux entreprises polluant peu soit envisagé pourrait notamment constituer une forme de subvention à l’exportation, pourtant interdite sous les accords OMC. Le fait que les coûts réglementaires ne découlant pas d’une tarification du carbone à proprement parler ne soient pas pris en compte pourrait également être jugé discriminatoire et donc en violation potentielle des Accords visés. Le mécanisme canadien ne serait pas en reste et risque lui aussi d’être mis en cause dès son adoption par les pays mentionnés ci-dessus.

Conseils CMKZ

Les entreprises canadiennes actives à l’étranger auront avantage à :

  • Vérifier si des biens qu’elles produisent ou qu’elles importent se trouvent sur la liste de biens couverts par le mécanisme européen ;
  • Évaluer leurs chaînes d’approvisionnement afin de voir si des intrants pourraient être affectés par des mesures d’ajustement carbone, dans l’UE, mais également au Canada ou ailleurs ;
  • Évaluer la teneur en carbone de leurs produits exportés vers l’UE en fonction de la méthodologie pertinente, incluant celle des fournisseurs impliqués ;
  • Évaluer l’impact financier et mettre en place une réserve financière d’ici à la mise en œuvre effective (perception de droits) d’ici 2027 ;
  • Faire une liste des autres informations à communiquer à l’autorité responsable du mécanisme européen et de leur périodicité ;
  • Mettre en place un plan afin de réduire l’empreinte carbone de leurs produits lorsque leurs marchés d’exportation sont concentrés en Europe et aux États-Unis ;
  • Établir une stratégie de remplacement des intrants et de rationalisation si l’entreprise importe du matériel ou des produits ayant une forte empreinte carbone ;
  • S’attendre à une certaine incertitude, et à une prévisibilité moindre du système commercial multilatéral en raison des risques de mise en cause de ce système, notamment par les pays en voie de développement.

Pour des informations sur les règles commerciales internationales, n’hésitez pas à contacter Bernard Colas ou l’un de nos autres avocat(e)s de CMKZ spécialisés en droit du commerce international.

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